Fethullah Gülen : "Au lieu de réprimer la corruption, ils ont poursuivi les enquêteurs"
L'intellectuel musulman, Fethullah Gülen, a accordé un entretien exclusif au rédacteur en chef de Zaman, Ekrem Dumanli. Dans cet entretien, publié en 5 parties, Fethullah Gülen répond aux questions concernant l'actualité et les accusations émises à l'encontre du mouvement Hizmet.
1. On accuse le Hizmet d'être à l'origine des enquêtes de corruption du 17 décembre dernier. Quelle est votre analyse ?
J'ai plusieurs fois démenti. J'ai seulement dit que les procureurs et les agents de police ont fait ce que la loi leur demandait de faire ; ils ne pouvaient pas savoir que courir derrière les délinquants était devenu une infraction ! Ils ne pensaient sans doute pas qu'ils allaient être eux-mêmes en tort pour avoir fait seulement leur travail ! Des milliers de personnes ont été mutées. Ils ont violé leurs droits. Et ils ont accusé le Hizmet comme s'il n'y avait rien à la base.
En réalité, ces enquêtes de corruption ne datent pas d'aujourd'hui. Il y a 8-9 mois, les services de renseignement ont produit un rapport sur la possible collusion entre des individus, peut-être iraniens, et certains ministres et fils de ministres. C'est passé sous silence. La presse pro-gouvernementale en avait elle-même parlé, en son temps.
Ils n'avaient donc pas l'intention de lutter contre la corruption. Et lorsque l'affaire a éclaté le 17 décembre, ils ont préféré jeté la faute sur d'autres. Je l'avais déjà dit, je ne connais pas les personnes qui ont lancé ces enquêtes. Malgré cela, ils ont continué à nous rendre responsables.
Ce qui m'a le plus attristé, c'est l'attitude de certains hommes politiques dont j'estimais beaucoup l'intégrité. Je m'attendais à ce qu'ils ne restent pas silencieux face aux allégations de corruption. J'attendais une réaction forte à la manière de feu le président Turgut Özal. Ça n'a pas été le cas, ce qui a encouragé les corrompus. C'est sans précédent dans l'histoire de la République, au lieu de réprimer la corruption, ils ont poursuivi les enquêteurs.
L'islam prévoit des sanctions pour la corruption. C'est un péché grave. Nous avons l'exemple du calife Omar qui avait limogé non seulement le gouverneur d'une région mais également le gouverneur de la province et celui de l'Afrique. Il avait même écarté un gouverneur qui avait combattu en Iran dans la célèbre bataille de Qâdisiyya, sur la base de simples rumeurs. Il pensait que le peuple n'écouterait jamais un dirigeant qui passe pour un corrompu. Idem pour le grand Halid ibn Walid, il l'a rappelé à Médine alors qu'il y avait seulement des rumeurs qui circulaient sur son compte.
J'ai du mal à comprendre ce qu'ils attendaient de nous. Par exemple, si parmi ces enquêteurs, il y avait des sympathisants du Hizmet, que devais-je leur dire ? Ignorez les allégations de corruption ? Comment peut-on penser que je puisse dire une telle chose, que je mettrais en danger mon existence dans l'au-delà ?
Je reviens à ces fonctionnaires qui feraient partie d'une organisation parallèle. Pourquoi avoir attendu tant de temps pour les dénoncer ? Ceux qui ont été mutés voire « exilés » n'ont même pas fait l'objet d'enquêtes. Avez-vous entendu des allégations d'indiscipline, d'illégalité ou de détournement de pouvoir à leur encontre ?
Depuis 60 ans, je fais des prêches et je dis la même chose sur ce sujet. Je demande à tous ceux qui éprouvent de l'amitié à mon égard : restez éloignés de la corruption mais ne fermez pas les yeux lorsque vous avez vent de cette infraction. Agissez conformément à l'équité et au droit. Le Coran parle de « gulûl ». Le fait de prendre une chose injustement, d'en profiter, de voler du trésor public. Ça peut être de l'argent ou du favoritisme.
Le plus dramatique dans cette affaire, c'est que l'islam en pâtit aussi. Notre comportement a, qu'on le veuille ou non, une répercussion sur la conception qu'ont les autres de l'islam. L'intérêt public est également un intérêt divin. Et aucun texte de loi, aucune démagogie ne peuvent justifier le vol de l'argent public. Vous risquez de tomber, et avec vous chutera l'estime que vous portaient les musulmans.
Je voudrais dire pour terminer qu'il faut être, malgré tout, indulgent avec les gens. Le Prophète nous demande d'aider nos frères, qu'ils soient victimes ou persécuteurs. Comment les aider ? En les poussant vers le droit chemin. En se dressant contre l'injustice. Et la conséquence de ce comportement, ce ne devrait pas être la discorde ou la bagarre mais la fraternité et l'estime mutuelle.
2. À ce propos, cette question a créé une vive polémique dans certains médias. En déformant vos propos, certains médias les ont présentés comme étant une imprécation (beddua). Était-ce vraiment le cas ?
Ils continuent à colporter ce genre de mensonges. Je vais vous donner un exemple pour illustrer la situation. Si quelqu'un vous attaque sans cesse en proférant les mêmes mensonges, vous finissez par perdre patience et en venez à dire : s’il s'avère que tes propos sont justes alors que Dieu nous maudisse, mais si les tiens sont mensongers, alors que Dieu te maudisse.
Le jour en question j’ai prié en ce sens. J’ai prononcé cette prière sans viser qui que ce soit. S’ils ne se reconnaissent pas dans mes propos, pourquoi se sont-ils sentis concernés ? Moi j’aurais préféré que ceux qui colportent ce genre de calomnies puissent dire 'amin' à cette prière. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont préféré exploiter cette affaire. Soit. Si comme certains l'avancent, nous sommes un État dans l’État, des brigands, un État parallèle, alors que Dieu nous maudisse.
3. Le vice-premier ministre, Bülent Arinç, a récemment déclaré que le Premier ministre Tayyip Erdogan avait été menacé pour avoir voulu fermer les centres de soutien scolaire. Quelle est votre réaction ?
Ils doivent nous dire quelle est cette personne et surtout saisir la justice. Le chantage est un délit grave. Mais s'il s'agit de supputations, je n'ai rien à répondre. On sait très bien que la question des centres de soutien scolaire ne date pas d'il y a 2-3 mois. Le Premier ministre a dit lui-même que ses anciens ministres de l'Education n'avaient pu faire aboutir le projet et qu'il comptait sur l'actuel ministre. L'intention est donc là depuis longtemps. C'est peut-être une promesse faite à certains.
On a lu des informations qui vont dans ce sens, dans la presse. Il est clair que l'objectif n'est pas d'améliorer le niveau scolaire dans les écoles mais d'entraver l'action du Hizmet dans le domaine éducatif. D'ailleurs, il le dit lors des meetings électoraux [pour les élections municipales du 30 mars], « N'envoyez pas vos enfants dans les établissements du Hizmet ».
J'ai bien peur que leur intention soit d'abord de fermer les centres de soutien scolaire, ensuite les écoles du mouvement en Turquie, enfin les écoles à l'étranger. L'observation de la journaliste Nazli Ilicak est convaincante, elle disait que le gouvernement, qui avait été informé des enquêtes de corruption, aurait cru que les fonctionnaires proches du Hizmet auraient pu les arrêter net. Devant leur refus, il aurait attaqué nos écoles.
Je voudrais également rappeler que le soutien scolaire n'est pas l'apanage du Hizmet. Ils auraient pu nous dire clairement, « Ne vous impliquez plus dans ce secteur », ils ont choisi la voie de l'interdiction, d'autres centres qui n'ont rien à voir avec le Hizmet vont également en pâtir. C'est navrant pour eux ! Sur 3 800 centres, 3 000 n'ont aucun lien avec le Hizmet. S'ils nous l'avaient dit, nous aurions fait droit à leur demande, il ne servait à rien de sacrifier tout un secteur !
Le gouvernement aurait pu aussi traiter d'autres urgences. Nous vivons à une époque où les crises sociales et l'érosion culturelle touchent particulièrement les individus et les familles. Le taux de suicide a augmenté de 36 % en 12 ans. Dans les lycées, la consommation de drogue et d'alcool a augmenté. J'ai entendu une psychiatre qui disait qu'en 10 ans, les thérapies contre la dépendance se sont multipliées par 17. Ce sont là des données qui menacent la morale et les valeurs de la société.
Comment expliquer, dans ces conditions, la rhétorique du gouvernement sur l'éducation ? En fermant les centres de soutien scolaire, vous réglez les problèmes que je viens d'évoquer ? Lorsque je pense au vide qui va se produire dans le sud-est de la Turquie avec la fermeture de ces structures, j'ai mal au cœur. Les dirigeants ont fait des petits calculs, résultat, c'est l'intégrité de la nation qui est mise en danger.
« Nous sommes montrés du doigt alors que nous-mêmes avons été victimes des écoutes illégales »
4. Ces derniers temps de nombreux enregistrements audio ont fuité. Certains médias ont encore accusé « la confrérie ».
Ces accusations ne datent pas d’hier, mais ceux qui les avancent ne montrent aucune preuve. Beaucoup de choses sont dites à ce sujet. Évidemment, le sujet est un peu confus. Il y a des écoutes faites par décision de justice, d'autres de manière illégale.
Les écoutes non autorisées doivent faire l'objet de poursuites et de condamnations. Peu importe les donneurs d'ordres. Il faut trouver les coupables et les sanctionner. Nous sommes montrés du doigt par certains médias alors que nous-mêmes avons été victimes de ces écoutes.
Seule la justice peut remédier à cette situation. Ceux qui effectuent ces enregistrements doivent être traduits devant la justice. Par ailleurs, ceux qui, sans fondement, accusent les membres du mouvement doivent également répondre de leurs actes devant la justice. Les autorités doivent les entendre pour savoir d’où ils tiennent leurs sources.
À ce sujet il est d'ailleurs assez surprenant de voir que ceux qui se disent victimes de ces écoutes les utilisent quand celles-ci tournent à leur avantage...
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